Jean Matrot

Arrêts sur images : le regard de Jean Matrot  

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A travers ses huiles sur toile, Jean Matrot nous invite à des rencontres : rencontres entre les usagers d’un même espace, urbain ou rural, mais aussi rencontres entre peinture, photographie et cinéma. Si sa facture est au premier regard classique et si l’apparente netteté des formes confirme le style figuratif, ce dialogue entre plusieurs modes de représentation s’avère original.

Etabli en Bourgogne depuis de nombreuses années, Jean Matrot se défend d’être un peintre local bien que la capitale bourguignonne lui ait confié les somptueux locaux du Salon Appolon au Palais des Ducs à l’occasion de l’exposition « Dijon vu par » en 2017. Loin de ne s’emparer que de paysages régionaux, Jean Matrot promène son regard au-delà de topographies singulières. Il saisit avant tout l’atmosphère de scènes de vie familières que chacun peut associer à des souvenirs. Plutôt que de parler de paysages, et bien que l’artiste ait renouvelé ce genre pictural, il faudrait donc parler de lieux de vie et accorder, d’ailleurs, au pluriel le mot « vie » tant les scènes peintes évoquent des habitudes partagées. Les terrasses de café, les bords de mer, les parcs, les stations-services, les intérieurs qui constituent des sujets récurrents dans la peinture de Jean Matrot sont des lieux de l’ordinaire habités par des personnages dont l’expérience évoque celle d’autres personnes, y compris sans doute celle des spectateurs. Ces espaces sont les décors de la vie sociale, des lieux plus anthropologiques que topographiques. Ainsi, c’est aussi bien une cuisine de restaurant où des cuisiniers s’affairent qu’une salle au musée des Beaux-Arts où des visiteurs s’émerveillent qui inspirent l’artiste. Le format des toiles, parfois très grand ou panoramique, permet d’affirmer l’intérêt de scènes banales autrefois exclusivement peintes sur des petits formats. Que les lieux constituent un patrimoine valorisé ou bien un espace de travail ordinaire, ils sont dignes d’un même intérêt et pareillement touchés par une lumière qui rend l’expérience vécue propice à être retenue. Comme l’ont affirmé de nombreux peintres de la vie quotidienne, de Gustave Caillebotte à Edward Hopper, et des photographes arpentant les rues à la recherche d’une scène qui fasse image (Geraldine Lay par exemple), la banalité révèle sa beauté lorsqu’une lumière singulière en caresse les contours et en distille les couleurs.

Sans aucun doute, Jean Matrot est un peintre de la lumière. L’attention qu’il porte aux effets et aux réverbérations de la lumière qui, selon les heures, habille le moindre élément dans les décors de nos vies de teintes subtiles et variées, lui permet de saisir la beauté de scènes ordinaires. Sous le pinceau, la carrosserie d’une voiture devient une surface où s’entremêlent les miroitements des éclairages publics, des phares d’autres véhicules, de la nuit tombante, bleutée. Apprendre à regarder la diversité des couleurs et des reflets à la surface des choses, voici ce à quoi nous invite le peintre. Cette leçon de phénoménologie appliquée – toute surface absorbe et réfléchit la lumière de sorte que sa texture affecte ses couleurs – se double d’une leçon de vie. Considérer les subtiles variations de bleu qui constituent une ombre, constater qu’une simple chaise peut, en raison de sa forme, accueillir de multiples nuances de couleur, ou bien se rappeler que notre langage peine parfois à traduire en mots les ondes vibratoires et colorées qui s’agitent à la surface de la mer nous conduit à un émerveillement qui n’a rien à voir avec la grandeur ou noblesse du paysage mais qui naît de notre capacité à regarder. Dans les toiles de l’artistes, la lumière est ce qui rend les surfaces vivantes : dans les portraits, la peau s’anime sous les rayons du soleil ou la fraîcheur de l’ombre ; dans les paysages, les feuillages vibrent dans la lumière pommelée tandis que les tables de cafés réverbèrent une atmosphère singulière ; partout, les objets et les immeubles scintillent sous l’effet des contrastes lumineux. Si, à distance, les toiles ont une netteté photographique troublante, lorsque l’on s’en approche, les touches se diluent et la lumière se réduit à des coups de pinceaux rapides qui traduisent d’autant mieux la fugacité d’un éclairage.  La toile, où la lumière, éphémère en réalité, se trouve fixée sans perdre de sa vivacité, nous offre la possibilité d’arrêter le temps pour mieux regarder. Arrêt sur image. Le film de nos vies ordinaires laisse place à une séquence qui fait image.

Faire image suppose que ce qu’évoque la toile dépasse l’expérience personnelle pour parler à chacun. C’est sans doute là le propre de l’art que de dessiner un chemin reliant la sensibilité de l’artiste à des représentations partagées du monde. Jean Matrot travaille à partir de photographies prises au gré de ses rencontres ou de ses déambulations. Il a peint ses enfants, sa compagne, ses amis mais aussi des habitants de son quartier et d’autres, inconnus ou presque, qui travaillent ou bien se prélassent. L’ensemble de son travail pourrait donc se lire comme une autobiographie, un journal intime retraçant en couleurs le fil de sa vie. Et nous serions, nous, les spectateurs de ce théâtre de la mémoire intime ou personnelle. Mais il va autrement. Le peintre nous fait pénétrer dans l’espace de la toile et entrer sur scène. Le point de vue choisi est toujours celui que nous aurions si nous étions dans l’image. Le cadrage et la distance sont assez rapprochés pour que nous imaginions participer à l’action, échanger quelques mots avec les personnages, nous assoir à leur table ou partager leurs loisirs. Cette « peinture de proximité » dialogue avec la photographie autant qu’avec le cinéma. En effet, parce que certains personnages traversent les lieux ou que les protagonistes regardent quelque chose qui se trouve hors-champ, nous imaginons des prolongements à ces scènes. L’espace et le temps débordent le cadre de toile et nous nous immisçons dans ces tranches de vies qui pourraient être les nôtres.

Les lieux que Jean Matrot a fréquemment peints sont des lieux du commun : des cafés où l’on peut être à la fois seul et entouré d’inconnus familiers ; des rues et des marchés où l’on se croise sans se connaître ; des parcs où se côtoient habitants du quartier, jeunes amoureux, touristes ; des plages où la langueur est partagée. La lumière plonge ces protagonistes dans une même chaleur ou les réunit dans un moment rafraîchit par les mêmes ombres. Les lieux apparaissent avant tout, comme l’ont démontré de nombreux sociologues et anthropologues, comme des espaces de circulation, d’échanges, d’usages quotidiens. Les mouvements et les poses sont naturels et inscrivent également les scènes dans une quotidienneté qui constitue la trame visible de nos existences. L’œuvre de Jean Matrot nous rappelle qu’être ensemble veut dire partager des lieux et inscrire nos gestes ou habitudes dans un temps dont le mouvement est inéluctable. En inscrivant ce que nos vies ont d’éphémère sur la toile, l’artiste, comme tout photographe et tout cinéaste qui capte une impression lumineuse, isole un moment signifiant où se cristallisent des émotions autrement évanescentes. 

Fixer une lumière fugace, un reflet éphémère, une attitude momentanée sur la toile est une manière, pour le peintre, de revivre l’instant fugitif, de tenir à bout de bras une impression fragile, d’aller contre l’inéluctable passage du temps. Comme la photographie permet de fixer ce qui a été mais n’est plus, la peinture de Jean Matrot constitue l’empreinte visible du temps. Son œuvre propose d’ailleurs une fresque collective qui représente de jeunes enfants, des adultes, des personnes âgées qui tous, indépendamment de leur vie intime et de leur histoire, partagent un espace traversé par des lumières colorées et un moment où s’entrelacent leurs expériences du lieu.  



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