Françoise Le Corre

Texte de Présentation de l’exposition de Françoise Le Corre à l’Eglise Saint Philibert :

” La texture de l’infime ou le diapason du Là ”

Église saint Philibert, 28 mars 16 avril 2022.

Un dialogue profond mais léger, voilà ce que promet d’être l’exposition des maquettes de Françoise Le Corre dans cette église quelque peu malmenée par l’histoire qu’est Saint Philibert. Une installation autant qu’une exposition tant le travail de l’artiste, également restauratrice d’œuvres d’art, trouve à converser avec les lieux. Église romane désaffectée sous la Révolution, ayant servi tantôt d’écurie, tantôt de simple dépôt avant de devenir un musée archéologique puis d’être couverte d’une dalle de béton qui eut pour effet malencontreux de faire éclater la pierre des piliers, le bâtiment s’amuse sans doute de la présence de « La vie des formes / la vie déforme ». Cette maquette, constituée de deux simples crayons noirs usagés présentés dans un porte crayon de bois, est un hommage malicieux au livre du grand historien de l’art qu’est Henri Focillon. On trouve dans cette composition l’essence de la démarche de Françoise Le Corre. Ces « pauvres » objets –c’est le terme qu’elle utiliserait en écho à l’arte povera—témoignant du travail de l’artisan et de l’artiste (puisque les deux corps, corps de métiers et corps au travail, se trouvent réunis ici) sont présentés comme des objets de valeur et affublés d’une légende imitant les cartels de musées. La valeur d’usage des crayons recyclés, ici rédimés par l’artiste, se double d’une valeur que l’on dira d’affect, ou valeur affective. En effet, ce qui est dégradé par le temps vécu et le labeur commun recouvre une dignité qui égale celle de l’église désaffectée dont les piliers rongés par le sel, et les poutres d’étayage évoquent la vulnérabilité autant que la force. Le bois usé des crayons, versions humbles des fûts de colonnes, devient une surface témoin à laquelle s’accroche, indéfectible, la mémoire des gestes. Vestiges modestes d’existences vouées à la construction ou au dessin, les deux outils de traçage se muent en traces affectives témoignant du temps qui passe, nous touche, nous esquinte souvent.

Malgré l’humilité des objets mis en scène par l’artiste et en dépit de la simplicité du dispositif, nous ne sommes pas loin de la tradition des vanités. La présence du verre, comme les nombreux jeux de reflets qui engendrent des effets d’anamorphose, rappelle les memento mori d’autrefois. Si les maquettes sont d’ordinaire des supports de communication matériels destinés à l’étude prospective, elles sont ici des métaphores intimes qui proposent un dialogue profond et poétique entre ce qui nous abîme en surface et ce qui nous fait tenir, au fond. C’est une philosophie qui s’incarne modestement dans ces menus objets. Mais comme le montre Tim Ingold, les objets sont liés à notre vie émotionnelle et le soin qu’on leur apporte traduit notre rapport au monde, aux autres. Que l’on repense donc cette différence entre l’objet et le sujet, que l’on laisse un moment les petits riens nous parler de nous-mêmes, que l’on se tienne à l’écoute pour reconsidérer ce(ux) qui nous entourent. Dans « Réflexion Faite. Faire le point », Françoise Le Corre utilise les effets d’optique et détourne le procédé de la chambre noire pour proposer l’une de ses fantaisies sémantiques loin d’être innocente : les projections –un terme visuel employé en psychanalyse— invitent à l’introspection tandis que les reflets génèrent des réflexions. Allégoriques, les œuvres de Françoise Le Corre empruntent aussi au surréalisme.

C’est en historienne de l’art avisée que l’artiste joue avec les mots ou détourne les conventions muséales. Les jeux de mots et références amusées à des grandes figures de l’art, que ce soit Henri Focillon ou Marcel Duchamp, constituent des hommages à ceux qui l’ont inspirée. Ces tributs sont ceux d’une femme, sensible et humble, dont le travail s’inscrit dans le sillage d’autres créatrices attentives aux matières pauvres, aux objets de rebut, aux petits rien laissés par terre, ignorés par le monde arrogant qui leur préfère des matières solides, pérennes et dures. Crayons rognés, verres cassés, plumes rouillées, argile fracturée, brindilles et bouts de papier, voici la matière que Françoise Le Corre nous invite à reconsidérer. En lieu et place du Grand Verre de Duchamp,  l’artiste propose un « petit » verre, mais le modèle réduit n’est pas une simple réitération de la grande œuvre : les brisures de verre serties évoquent des cristaux de roche ou des éclats de larmes dans un reliquaire. La trace de ce qui s’est brisé dans un geste éphémère est ainsi préservée. Cicatrice de verre, la maquette célèbre ce qui pourrait s’apparenter au kintsugi japonnais, c’est-à-dire la beauté de la fêlure.

Plusieurs artistes ont puisé dans l’imaginaire de la maquette, un objet à la fois ludique et rigoureux qui déploie un espace à une autre échelle accueillant des pérégrinations oniriques. On pensera aux monumentales maquettes d’Ilya et Emilia Kabakov, à celles, poétiques, de Sara Sze ou Joseph Cornell, ou bien encore aux réalisations conceptuelles de Rémy Jacquier. Ces constructions, faites de matériaux simples, ont la force de l’éphémère. Les maquettes de Françoise Le Corre contiennent de très petits objets trouvés, conservés précieusement puis finalement intégrés de manière presque inconsciente à une composition. Proches du cabinet de curiosité, elles obéissent davantage à un processus de singularisation que de collection. A l’heure où l’homme épuise les ressources naturelles, n’a de cesse de multiplier les techniques d’extraction, surproduit pour surconsommer, l’artiste, elle, recueille des fragments sans valeur marchande mais qui charrient le souvenir d’expériences ou souvenirs parfois douloureux. Françoise Le Corre aime à rappeler qu’entre regard et égard il n’y a qu’une infime différence, rien qu’un « r », un air de ressemblance. Elle nous invite à ressusciter ce plaisir enfantin qui consiste à garder secrètement de petits rien au fond de poches devenues musées personnels et à s’émerveiller de leurs possibles métamorphoses.

Certaines maquettes portent en elles le rêve que nourrissait l’artiste qui, adolescente, rêvait de devenir scénographe. Que l’on prête attention un instant à ces très petits coquillages qui constituent « La Focale du silence » : de minuscules choses dont la beauté et la singularité s’éclairent grâce à la lumière. Leurs ombres projetées les transforment en chœur antique nous interpellant : qui, de l’homme ou du coquillage est alors le plus petit ? Dans ses premières maquettes, l’artiste disposait des bouts de papiers pliés sur un plateau tournant puis projetait ces formes animées de manière à créer un ballet de formes changeantes. Ces premières expériences, où se rejoignaient sculpture, scénographie, animation et dessin, se sont prolongées comme en témoigne « Métamorphose ». Si la proposition peut être vue comme un clin d’œil aux mobiles de Calder, elle est surtout une invitation à considérer le rapport de l’art à la nature, à s’interroger sur la nature du beau, ou plutôt à la beauté du naturel. L’artiste, loin d’être un démiurge tout puissant, agence ce qui était déjà là, révèle ce qui était négligé, donne à voir ou à regarder. Regarder avec égard. 

On remarquera, dans le parcours des œuvres exposées, l’importance des lettres et des mots. Dans le lieu de recueillement qu’est l’église, « Le silence est d’or ? » prend un sens particulier. Des pates lettres, les mêmes que celles que nous avons tous eu dans nos assiettes d’enfants, enfermées dans un sachet de thé, sont posées en équilibre précaire sur un socle de bois. Coincées dans leur délicate mousseline, les lettres ne peuvent former aucun mot ni produire une parole ; elles ne peuvent qu’être ingurgitées comme sont avalées certaines pensées refoulées quand dire est un acte trop risqué. La parole opère comme un pharmakon, quelque chose qui tue et guérit à la fois. Des lettres emprisonnées il y en a d’autres dans les œuvres de Françoise Le Corre. Dans certains contextes, la prise de parole est une prise de risque, l’expression de soi s’avère une longue traversée, comme le suggère l’installation « Traverser » faite de fragiles pates lettres montées sur des pions d’échec. D’échec pourtant il n’y a pas car même les plus frêles choses persistent et trouvent leur place pourvu qu’elles rencontrent un regard bienveillant. L’apparence ludique des maquettes cache quelque chose de profond et intime, le refus de se plier, de couper le fil de soi(e) que la vie tisse patiemment, de renoncer au(x) sens, aux mots, aux é-mot-ions. Françoise Le Corre évoque avec une justesse qui n’appartient qu’à elle, à quel point l’écriture « touche au vif du sujet », le sujet s’entendant ici comme être vivant. Les menus objets abrités ici par des verres ou cloches qui les protègent des contingences de l’extérieur sont le vif du sujet. Nous les regardons. Ils nous regardent. Sans doute ont-ils bien des choses à nous dire.



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